L’Aperçu n°41 – Les enjeux et usages de l’intelligence artificielle dans la fabrique de la ville

décembre 2024
L'Aperçu

Planification et aménagement

Prospective

L'Aperçu de Jacques-François MARCHANDISE

Chercheur et prospectiviste indépendant, Professeur associé,
Université Gustave Eiffel (Paris Est Marne-la-Vallée)

La récente montée en puissance de l’intelligence artificielle est, au-delà de sa dimension technique, un fait social : depuis deux ans, l’IA générative a connu une socialisation sans précédent, à portée de collégiens, s’invitant dans nos organisations et dans la cité depuis la sphère privée, portée par nos stagiaires comme par nos dirigeants, propulsée par des usages ludiques et gloutons, promue par les médias dont beaucoup relaient à l’envi l’idée passablement stérile d’une IA qui pourrait nous remplacer.

Pas d’IA sans data : depuis 15 ans les données de nos territoires sont devenues des objets politiques, économiques et sociaux, importants pour les professionnels comme pour les citoyens. Nous vivons enfin une socialisation accélérée de ce sujet. Prenons-le comme une bonne nouvelle qui nous encourage à développer une maîtrise collective des données et des algorithmes : savoir être maîtres d’ouvrage et développer des maîtrises d’usage. Constituer les bonnes données plutôt que le big data à tout prix, savoir maintenir leur qualité dans le temps long, améliorer les interfaces. Protéger les libertés, veiller à la sobriété, savoir renoncer aux IA inutiles et gourmandes, à celles qui nous créent des dépendances.

La culture de la donnée et des algorithmes est nécessaire à la fabrique des territoires, elle passe par l’enrichissement des outils, méthodes et pratiques des urbanistes et aménageurs. Elle passe aussi par l’éducation populaire : médiation numérique, éducation aux médias et à l’information, culture scientifique et technique. Car un renforcement de la société civile est l’indispensable corollaire des principes et régulations qu’adoptent ces dernières années l’Europe, la France et nos territoires, à la recherche d’un numérique choisi, soutenable, éthique et inclusif, plutôt que subi.

LE DOSSIER THÉMATIQUE

LES ENJEUX ET USAGES DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS LA FABRIQUE DE LA VILLE

L’intelligence artificielle (IA) transforme profondément la manière dont les territoires sont conçus, analysés et gérés. Ces opportunités, mais aussi leurs limites, incitent à repenser la fabrique de la ville avec des outils qui allient technologie et expertise humaine. Une Rencontre organisée par l’ADULM le 28/11 a mis en lumière, grâce à des interventions et des tables rondes, les perspectives qu’ouvre l’IA dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement. Quelle attention doit-on porter aux défis éthiques et organisationnels qu’elle soulève ?
L’IA peut-elle rendre les territoires plus durables et inclusifs ?

L’IA, un outil pour analyser et gérer les territoires

L’un des atouts majeurs de l’IA est sa capacité à traiter des masses considérables de données pour produire des analyses territoriales plus précises. À l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), des algorithmes d’apprentissage automatique permettent de cartographier automatiquement les paysages à l’échelle nationale. Ces outils identifient bâtiments, végétation et infrastructures grâce à des données issues de technologies comme le Lidar, optimisant ainsi la planification urbaine.

Dans le même esprit, CLS, un acteur spécialisé dans l’observation de la Terre, utilise l’IA pour suivre les évolutions territoriales. Le croisement d’images satellites, de données géographiques et d’indicateurs environnementaux, aide à anticiper des risques liés à l’imperméabilisation des sols ou à la submersion marine. Ces approches combinent la puissance des algorithmes à l’expertise humaine, renforçant la précision des diagnostics nécessaires à la gestion des territoires.

L’IA se met au service de projets innovants et concrets au service de la transition écologique. Le projet PrevizO, en région Centre-Val-de-Loire, utilise l’IA pour anticiper les besoins en eau face au stress hydrique. Modèle frugal et hybride (car alimenté par des données, issues de mesures sur site, d’observations satellitaires et de projections issues de modèles physiques), PrevizO simule différents scénarios et guide les décisions publiques, qu’il s’agisse d’allocation des ressources ou d’aménagements hydrauliques.

Les défis éthiques et organisationnels : une question de données

Au cœur de l’efficacité des outils d’IA se trouvent les données. Sans elles, aucune analyse ni modélisation n’est possible. Toutefois, leur collecte, leur qualité et leur gouvernance posent de nombreux défis. Les données doivent être exhaustives, actualisées, harmonisées et accessibles. Mais ces exigences se heurtent souvent à une fragmentation des bases, des contraintes juridiques et des résistances institutionnelles.

L’hétérogénéité des données est un problème récurrent. Par exemple, dans les travaux de cartographie automatisée de l’IGN, la qualité des images et des formats utilisés influe directement sur la précision des résultats. Une donnée incomplète ou obsolète peut biaiser les algorithmes, entraînant des décisions inefficaces, voire problématiques en termes d’éthique notamment. Pour y remédier, des cadres de confiance comme celui mis en place dans le projet PrevizO, au sein du Climate Data Hub, s’avèrent essentiels. Ils facilitent le partage des données entre acteurs publics et privés tout en garantissant confidentialité, transparence et sécurité.

La gouvernance des données soulève aussi des enjeux éthiques majeurs. L’opacité des modèles d’IA, souvent perçus comme des « boîtes noires », alimente les craintes liées aux biais algorithmiques et aux erreurs de prédiction. Renforcer la transparence sur les méthodes utilisées et rendre les algorithmes plus accessibles est crucial pour gagner la confiance des utilisateurs et du grand public. Cette démarche est d’autant plus nécessaire que les citoyens jouent un rôle croissant dans les choix d’aménagement.

Enfin, la montée en compétences des professionnels est incontournable. Maîtriser les outils d’IA ne consiste pas seulement à comprendre les résultats qu’ils produisent, mais aussi à interpréter ces résultats dans une logique de co-construction. Cela nécessite des formations adaptées pour intégrer ces nouvelles technologies dans les processus décisionnels tout en maintenant une supervision humaine.

Une appropriation raisonnée pour des territoires durables

L’IA, loin d’être une solution magique, doit être envisagée comme un outil parmi d’autres pour accompagner les transitions urbaines. Elle peut amplifier les capacités d’analyse et de gestion, tout en nécessitant un ancrage dans les réalités locales et les savoir-faire humains. Son potentiel réside dans sa capacité à enrichir la réflexion collective, à simuler des scénarios complexes et à soutenir des décisions éclairées.

Cependant, son utilisation doit rester mesurée et alignée avec des objectifs éthiques et environnementaux. La question de la frugalité, abordée dans plusieurs projets, montre qu’il est possible de concilier efficacité technologique et réduction de l’impact écologique. Dès lors, l’IA invite à réinventer la fabrique de la ville en s’appuyant sur une gouvernance responsable des données, une transparence accrue et une coopération étroite entre acteurs publics et privés.

Dans ce contexte, l’intelligence artificielle devient un levier puissant pour concevoir des territoires intelligents, inclusifs et résilients. Elle pousse à dépasser les approches classiques de l’aménagement et à imaginer des outils et des méthodes capables de relever les défis d’un monde en mutation.

 

Modélisation des îlots de chaleur urbain © TOPOS 2021
Détection automatique de parcelles agricoles © Atlas IGN 2024
Segmentation de l’occupation du sol COSIA © Atlas IGN 2024

LA CARTE DU MOIS

Cartographie d’un territoire urbain par intelligence artificielle

La carte ci-dessus est intégralement réalisée par une intelligence artificielle (DALL-E via ChatGPT). L’IA sait créer des images précises et a également la capacité de générer des cartes à partir de prompts détaillés, offrant une source d’inspiration riche pour le design cartographique. Cependant, son potentiel en la matière reste limité : l’IA ne capte pas automatiquement les spécificités d’un territoire ni ses subtilités géographiques ou culturelles. Si ces outils peuvent compléter la créativité des professionnels, ils ne remplacent pas l’expertise des cartographes et géomaticiens, qui maîtrisent davantage la précision et la complexité du réel. Ces métiers, à l’intersection de la science et de l’art, ont encore un rôle central dans l’avenir de la cartographie. Pour eux, l’IA est une alliée, pas un substitut.

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